Au revoir M Mandelmann

C’est avec une grande tristesse que je viens d’apprendre le décès d’Erling Mandelmann. Je publie à nouveau l’interview de ce grand monsieur de la photographie que j’ai eu la chance de rencontrer en avril 2016.

D’origine Danoise, arrivé en Suisse en 1963 pour suivre un cours de perfectionnement destiné aux photographes déjà formés, la vie fit que Erling ne quitta plus notre beau pays. Autodidacte il commença par un stage pendant une année et demie chez un photographe de mode et grâce à ses photos effectuées pendant cette période, il put rentrer pour un cours de “perfectionnement” de 6 mois à l’École de Photographie de Vevey pour découvrir la photographie dans tous ses états et surtout dans sa globalité. Le cours de six mois effectués, il décida de rester six mois supplémentaires en Suisse. Ce qui lui permit de rencontrer une photographe qu’il ne quittera plus jamais puisqu’elle devint sa femme. Ce qui les amena à se lancer comme photographes indépendants dans le reportage. Beaucoup d’hebdomadaires existaient à ce moment-là, ce qui permit à nos deux photographes d’exercer leur passion même si les rédactions ne payaient pas beaucoup face aux frais qu’un reportage pouvait coûter à cette époque…

Vous avez fait un formation commerciale, qu’est ce qui a fait que vous êtes venu à la photographie ?

Je travaillais à l’époque dans les années 50 dans les cartes perforées, il n’y avait pas encore d’ordinateurs. Pour stocker des informations, on utilisait ces cartes perforées. Il y avait des secrétaires de bureau qui tapaient des trous dans ces cartes, on mettait donc ces cartes dans la machine et il y avait sur ces cartes, nonante colonnes et chaque colonne étaient numérotées de 0 à 9. Ces données pouvaient stocker le nom d’un client, son numéro d’assurance ou autres informations. C’était un immense travail et après il y avait les programmeurs dont je faisais partie. J’avais commencé dans cette entreprise en tant qu’apprenti et j’ai pu par la suite, suivre d’autres formations complémentaires telles qu’une formation commerciale et évoluer dans l’entreprise. J’étais fasciné par le monde des cartes perforées et ces immenses machines qui pouvaient sortir des factures, des statistiques, etc. On les appelait tabulateur, mais il y en avait d’autres pour mettre en ordre et classer ces cartes perforées et les informations qu’elles contenaient. C’étaient ces machines que je programmais suivant le travail à effectuer. C’était complètement dingue si on compare aujourd’hui avec nos ordinateurs tellement performants et si petits à la fois en comparaison à ces machines que je programmais.

Il y avait deux principales compagnies, IBM et Bull qui fournissaient ces machines en location aux entreprises, cela coûtait beaucoup d’argent et donc les entreprises voulaient rentabiliser leurs investissements en donnant beaucoup de travail à celles-ci. Travaillant beaucoup, je gagnais assez bien ma vie et c’était fascinant. Si j’étais resté dans ce monde en rapide évolution, j’aurais gagné bien plus que comme reporter-photographe, ça c’est évident. Et comme on travaillait beaucoup, on n’avait pas le temps d’en profiter. J’aimais ce métier, mais j’avais, en tant qu’amateur, de l’intérêt pour la photographie, j’ai eu un Brownie puis un Canon Reflex. Je photographiais la famille, j’aimais bien me balader dans la ville, je faisais des photos de ce qui me plaisait, mais cela n’allait pas plus loin. Un jour, il y eut un de mes amis qui était artiste peintre, je discutais avec lui, il connaissait le photographe le plus réputé de l’époque dans la publicité et la mode à Copenhague. Alors je lui expliquais que cela pourrait m’intéresser de faire un stage chez ce photographe par son intermédiaire. Il a fait la demande, le photographe était d’accord et j’ai ainsi pu entrer chez lui. J’y suis resté une année et demie, j’ai pu m’étalonner dans tous les domaines et apprendre dans un atelier photo très dynamique. Je rencontrais également un ami de ce photographe qui était reporter photographe et qui travaillait avec Magnum. Pendant cette période, j’ai fait un séjour à Paris pour apprendre le français. J’ai entendu parler d’une école de photographie en Suisse et autour de Pâques , nous sommes descendus à Vevey pour découvrir l’École de Photographie.

Alors justement quel est l’élément déclencheur qui vous a fait définitivement passer du côté de la chambre noire, quel a été le déclic qui vous a amené à vous dire, c’est ça que je veux faire !

Vu que ça coûtait de l’argent, je décidai de travailler encore une année chez IBM comme opérateur au Danemark et me permettre de suivre les cours à Vevey pour subvenir à mes besoins pendant cette période. Je fus alors accepté par les photos, certes amateurs, que j’avais fournies à l’école de Vevey. On m’a fait confiance malgré le fait que je n’étais pas un photographe formé. Après les 6 mois des cours, je décidai de rester encore 6 mois en Suisse pour perfectionner mes connaissances linguistiques et c’est là que je croisai le chemin de Verena d’origine suisse et venant des Grisons. Elle avait fait 3 ans à l’école de photo et décidait de rester 6 mois de plus en Suisse Romande. Et c’est là qu’on s’est croisés dans les rues de Lausanne. Elle a travaillé pendant l’Exposition Nationale de 1964, vendant des films et des appareils photo aux visiteurs. Quant à moi, j’ai découvert l’existence et je pris contact avec eux, de l’agence photo de presse la plus importante de Suisse à l’époque et qui d’ailleurs, n’existe plus, Comet-Photo, agence spécialisée dans la photographie de presse, aérienne et les calendriers. Je fus engagé pour une durée de 6 mois pendant l’Expo 64. En plus de mes propres appareils, Nikon et Hasselblad, on m’a fourni une caméra à plaques, une voiture et je suis devenu le représentant de l’agence en Suisse Romande et en France voisine. C’était sympa qu’avec mon peu d’expérience, on ait pu me confier ce poste. Dans toute ma carrière, j’ai toujours eu cette chance comme cela. Bon, il faut avoir les yeux ouverts et le sens de contact, discuter avec les gens, se faire connaître. D’ailleurs, on peut trouver sur le net sur le site de ETH (l’EPFL), les archives de Comet Photo et toutes mes photos parce qu’à l’époque, je donnais tous mes négatifs à l’agence, – ça il ne faudrait pas faire (rires). Je n’ai gardé aucune de mes photos prises en 6×6 prises pour Comet Photo et j’ai pu redécouvrir avec étonnement mes photos  de l’Expo Nationale 64, toutes en noir et blanc.

Donc votre carrière démarre !

Après Comet-Photo, j’ai démarré avec ma femme, mais au début cela est resté plus ou moins amateur, on a eu l’idée de faire quelques photoreportages sur des choses qui nous intéressaient du côté de St. Paul-de-Vence pour des musées tels que la Fondation Maeght et d’autres musées dans la région, mais ce ne sont pas des choses avec lesquelles on peut vivre, ce fut plutôt une excuse pour partir. Au fur et à mesure, nous avons pris contact  avec quelques publications et à l’époque, il y avait L’Illustré, mais il existait un autre grand hebdomadaire lié à la radio tv qui s’appelait Radio -TV Vois Tout. La rédaction était à Lausanne et il y avait aussi beaucoup de petits magazines dont certains étaient liés à une assurance Famille, le tirage était très important, plus que 200.000 exemplaires, ce qui était énorme à l’époque, mais ils ne payaient pas beaucoup. Au début, quand j’ai mis les pieds aux éditions de l’Illustré, il fallait d’ailleurs venir avec une proposition de reportage et si cela les intéressaient, ils disaient oui ou non et s’ils disaient oui, c’était à nous de réaliser le reportage à nos frais et au retour si c’était publié, nous étions payés. Il fallait savoir prendre des risques quand on est débutant.

Vous avez touché finalement à pas mal de disciplines photographiques, qu’est ce qui vous a fait venir au portrait ?

63 l’école de Photographie à Vevey, 64 l’exposition nationale, et après nous commencions à notre compte avec de petits reportages ici et là, mais j’ai eu la chance aussi de rentrer en contact assez rapidement avec les organisations internationales des Nations Unies à Genève surtout l’OMS et le BIT (Bureau International pour le Travail) et cela démarra très rapidement. Je suis parti en Suède faire un reportage de deux semaines sur “l’enfant” jusqu’à l’âge de l’adolescence, c’est-à-dire l’enfant  dans la société, tout ce que l’on fait socialement dans les infrastructures et les institutions et comment on s’en occupe. Et cela en deux semaines… Mais là, au moins c’était bien payé, disons très correctement avec les frais et quand je livrai ce travail, ils furent tellement enthousiasmés qu’ils m’envoyèrent tout de suite pour d’autres reportages. Je suis parti au Groenland pour montrer les conditions de santé, je suis parti au Danemark pour montrer les conditions de la vieillesse, je suis parti en Afrique, en Allemagne, en Tunisie et après à un moment donné, j’ai eu un contact avec une société d’édition de guides de voyage, Berlitz qui démarrait à ce moment-là et voulait d’abord voir si cela pouvait marcher. Avec des collègues/amis, on a joué le jeu pour voir si cela pouvait mener à quelque chose et là, j’ai fait des pays que j’ai beaucoup aimés et par la suite, cela a bien marché (voir Wikipedia, tous les guides sont indiqués).

Parallèlement à cela, il y a eu L’Illustré, il y avait les petits hebdomadaires liés à l’assurance, il y en avait 2 en Suisse Romande et 2 en Suisse Alémanique, j’ai eu contact avec les 4, mais celui de Lucerne (Bucher Verlag) et plus particulièrement son directeur, Nikolaus Flüeler était un homme de la photo, il m’a fait confiance, il m’a commandé un reportage sur l’université à Toulouse accompagné d’un journaliste pour l’écrit. Le magazine DU, très renommé, publia un de mes reportages sur le cimetière monumental de Milan qui est une chose absolument fabuleuse. Lorsque je fus à Milan, je découvris cela grâce à un artiste, Enrico Baj, que je photographiais et qui m’a dit il faut aller voir ce cimetière. 

J’ai pu publier ce reportage dans d’autres magazines dont un magazine “Constellation”, français, mais acheté par les Éditions Rencontre au Mont sur Lausanne. Rencontre faisait plusieurs séries de livres,  « Atlas de Voyage » sur les pays de ce monde ainsi que “J’aime” dédiée à un thème. L’édition était dirigée par Charles-Henri Favrod qui par la suite a fondé et dirigé le musée très renommé de l’Elysée à Lausanne. J’ai pu publier dans Constellation de très chouettes reportages dont celui déjà mentionné sur le cimetière monumental  de Milan. Dino Buzzati, célèbre écrivain, auteur et journaliste italien écrivit des nouvelles dont celle appelée Weekend où il se moquait des riches industriels milanais qui voulaient se faire construire des monuments énormes pour survivre à la postérité. Nous avons obtenu le droit de publier ce texte avec mes photos.

Quand on fait photographe-reporter, on fait toujours des photos des gens, car il y a toujours un homme derrière un sujet et on prend son portrait et dans le cadre de l’École de Photographie de Vevey, il y avait une section portrait par laquelle j’étais passé. Je découvris un jour un article de L’Illustré qui parlait des grands de ce monde qui vivaient autour du lac Léman, – et dans le cadre de l’exercice de l’école, je me suis dit ça serait chouette si je pouvais aller faire des photos de ces personnes connues. J’ai ainsi pu rencontrer Arthur Rubinstein, Yehudi Menuhin, Oskar Kokoschka, Georges Simenon, Noël Coward et bien d’autres et tout simplement j’ai regardé dans le bottin, j’ai alors pris le téléphone, ils ne se cachaient pas comme ils se cachent aujourd’hui… Avec de la chance parce que si on tombait sur la secrétaire, elle défendait le maître, mais j’ai eu la chance de rencontrer tout le monde à qui j’ai pu téléphoner et ainsi faire leurs portraits.

Après l’école, je faisais surtout du reportage pour des publications, entre autres un reportage que m’avait confié le ministère des affaires étrangères Danois à Copenhague qui voulait montrer le visage social extraordinaire du pays à travers leur magazine. J’ai pu faire des photos de jeunes tombés dans la drogue ou la criminalité et surtout de la structure mise en place pour les réinsérer à travers une expérience de vie sur un bateau à voile, le Fulton, projet auquel je fus très lié personnellement, car j’ai longtemps suivi ce projet extraordinaire.

Wikipedia vous présente comme un photographe reporter spécialisé dans le portrait, mais finalement, vous avez touché à énormément de choses. 

Je ne suis pas un photographe spécialisé dans quoi que ce soit sauf le reportage – et le reportage mène à tout pour moi, – sauf le sport , bien que j’en ai fait pour L’Illustré, – mais là ce n’était pas le jeu en lui-même qui m’intéressait , mais les coulisses avec le public, d’autant qu’il faut être spécialisé pour faire de bonnes photos de sport. Moi je m’amusais à photographier le public…

Et justement, qu’est-ce qui a fait que vous avez commencé à exposer ?

En 95, un professeur de l’université de Grindelwald en Allemagne découvrit, à travers un collectionneur suédois à Chexbres que je connaissais, mes photos et voulut faire un grand événement autour du portrait et me demanda d’exposer mes clichés. 

Alors il est venu vers moi pour me demander si je voulais montrer mes photos. Mais quand on fait une exposition, il faut trouver un sujet, réaliser les photos, faire les agrandissements – tout un investissement et du temps. Mais là ce fut facile, car j’avais tout dans mes archives, je n’avais qu’à regarder mes planches de contact et choisir, les agrandir et les exposer. J’ai accepté même si je ne rentrais pas dans mes frais, mais c’était pour moi le plaisir d’exposer. Suite à cela, ce fut au printemps, je suis retourné à Copenhague et un ami architecte me conseilla d’exposer à Copenhague. Seulement je ne connaissais personne dans le milieu pour exposer. Alors il me répondit qu’il connaissait le directeur de Rundetaarn, un monument historique, magique et très connu au centre-ville, très visité, et où ils font des expositions.

Alors mon ami parla avec ce directeur et il s’est avéré qu’il y avait juste un artiste qui a du se désister de la programmation, alors il y avait un trou à remplir, cela tombait bien. J’avais déjà les photos prêtes à être exposées, il fallait juste acheter les cadres et les encadrer. C’est l’atelier de Werner Jeker, un des graphistes le plus réputés en Suisse pour la création d’affiches, qui a fait une très belle affiche avec une photo de Kokoschka. Après l’Allemagne et le Danemark, j’exposai à Lyon et dans la Drôme en Provence ou je vis désormais la moitié du temps, dans une galerie photo dirigée par un photographe parisien et qui exposait des photos de grande qualité. J’exposai mes photos avec un collègue américain de New York.

Et après ce fut différents endroits qui accueillirent mon expo dont la galerie Nikon à Zürich et le Musée Historique à Lausanne. Mais j’exposais toujours les mêmes photos vu que je ne les vendais pas. C’était un mélange de tous les portraits que j’ai réalisés tout au long de ma carrière.

Le tout dernier livre « Show Me », sorti cette année, sur mes photos est un recueil de 80 portraits et récits des personnes internationalement connues. En plus, il y a des photos de ma famille dedans, ce qui rend le livre assez personnel. Dans le précédent livre « Rencontres », il y avait le double, – mais pas de textes, – vous pouvez d’ailleurs voir une très grande partie de mes photos sur mon site.

Finalement, tous les portraits que vous avez photographiés dans votre carrière se sont faits au hasard de vos rencontres et reportages, c’est peut-être là, l’originalité et la force de vos portraits ?

Non on ne peut pas dire cela, Il y avait toujours le portrait – comme un fil rouge – car par exemple, Peter Ustinov, le portrait était prévu pour une publication, mais il est vrai que j’en ai fait pas mal par hasard. 

Pour cela il y a plusieurs angles d’attaque, soit j’y allais avec le journaliste de la rédaction pour laquelle je devais effectuer les photographies, ce qui peut être pénible pour le photographe, car ce qui importe, c’est l’interview, et le photographe, lui, il fait des photos pendant l’interview pour avoir des photos un peu animées, mais c’est qu’à la fin de l’interview, après une demi-heure, que le photographe a juste 5 minutes à lui pour faire des portraits.

Ou, ce que je préférais, c’était de venir tout seul, puisque l’article était déjà fait par le journaliste. C’était pour moi un défi de me débrouiller tout seul.

Quelle était votre approche dans ce cas là, comment travaillait-on à ce moment-là ? 

Ce n’était pas vraiment spontané, car c’étaient des poses comme en studio, il fallait que je mette le personnage en rapport avec son ambiance et son milieu et toujours sans flash, à la limite un flash indirect, mais la plupart du temps ce fut sans flash.

Quel est le personnage qui vous a le plus marqué parmi tous ceux que vous avez tirés le portrait ?

Difficile à dire, mais je peux peut-être dire que pendant que j’étais à l’école de photographie de Vevey j’ai lu dans le journal qu’Arthur Rubinstein, (voir son portrait dans le récent livre “Show Me” regroupant 80 portraits), était à Montreux dans le le cadre du Septembre Musical. Je ne me souviens plus si le nom de l’hôtel où il résidait était noté dans l’article. Mais je l’ai trouvé. Je me suis dit que j’aimerais bien l’avoir en portrait, alors j’ai téléphoné à la réception et je demanda M. Rubinstein . Par chance c’est le Maître lui-même en personne qui me répondit et il m’a donné rendez-vous. À l’époque, je travaillais avec un Minolta/Rollei en 6×6. Je me rendis au rendez-vous, j’ai frappé à la porte de sa suite, il m’ouvra et s’installa sur le fauteuil. Moi, j’étais timide, j’étais encore à l’école, c’était mes débuts, je n’avais pas d’expérience, je n’osais pas le diriger, je ne savais pas de quoi parler avec un si grand personnage pour ne pas passer pour un imbécile. J’ai photographié des écrivains et je n’avais pas forcément lu leurs livres, de quoi pouvais je leur parler pour ne pas me mouiller ? Mais je me suis toujours très bien débrouillé, je trouvais le feeling.

Ou encore Kokoschka par exemple, j’ai exposé mes photos de ce peintre Autrichien et lors de cette expo, je me suis rendu compte tant d’années après, ce que j’ai eu et partagé avec lui lorsque j’ai pris mes photos. 

J’ai d’ailleurs une belle anecdote avec Kokoshka qui est devenu un ami par la suite. Un jour, il m’invita à prendre le thé chez lui avec ma femme qui était enceinte et il me dit : Mandelmann, vous êtes “der Mandelstamm” (cela veut dire le tronc d’arbre), votre femme est “der Mandelzweig” (ça veut dire la branche de l’amandier) et la petite à venir est “die Mandelblüte” (cela veut dire la fleur de l’arbre). Mais ma plus belle rencontre fut ma femme Verena.

Robert Doisneau a dit : «le souvenir de ces moments est ce que je possède de plus précieux peut être à cause de leur rareté, un centième de seconde par ci, un centième de seconde par là, mis bout à bout, cela ne fait qu’une, deux ou trois secondes chipées à l’éternité.» Combien de secondes avez-vous chipées à l’éternité ?

(Rires et surprise d’Erling) c’est difficile à dire, mais il y a une chose qui me travaille beaucoup, c’est le cliché qu’on a voulu faire, mais qu’on a pas fait, c’est particulièrement lourd pour moi, peut être encore plus depuis le départ de mon meilleur ami qui m’a fait découvrir la Drôme Provençale. C’est lui qui m’a fait venir là-bas, qui m’a trouvé une maison, qui me l’a retapé, car il était aussi bricoleur, c’était un de mes amis les plus importants pour moi. Il y a environ 5 ans, je lui ai téléphoné un soir juste pour demander comment ça va et peut être qu’on allait descendre prochainement. On a parlé un bon moment ensemble, on a rit et le lendemain vers midi, il y a un de ces fils qui a téléphoné pour dire qu’il était décédé d’une crise cardiaque. C’est quand même fou et quelle chance que j’ai eu de parler avec lui, c’était bien. Alors on est descendu en voiture, il y avait l’enterrement. En route pour son village, il y a un giratoire où il faut tourner et quand on a tourné à cet endroit en direction de son village dans les collines, il y avait un magnifique arc-en-ciel qui descendait exactement à l’endroit, donc visuellement au cimentière.  Pour les bouddhistes, c’est un bon signe pour le défunt pour le voyage. Malheureusement j’étais pressé pour aller chercher des fleurs, j’avais mon appareil dans la voiture, mais je n’ai pas eu la tête à penser à immortaliser cette image, c’était quelque chose d’extraordinaire. Cette image que je n’ai pas pu avoir me travaille souvent quand je passe par l’endroit. Mais bon c’est très personnel et j’ai d’autres choses pour récompenser…

Votre rapport à l’instant décisif de Cartier Bresson, le fameux concept de l’instant décisif, il n’y a qu’un seul moment pour déclencher sinon ce moment est perdu à jamais ?

Oui c’est clair, j’ai un collègue qui m’a toujours admiré pour ma spontanéité, j’ai toujours déclenché au bon moment parce que lui, et d’ailleurs aussi ma femme, disaient qu’ils réfléchissaient trop. Tout d’abord, il faut être au bon moment, à la bonne heure aussi, c’est important et après évidemment anticiper le bon moment, pas simplement être là à regarder, mais déclencher pour avoir la bonne photo….

Nous avons parlé de Doisneau, de Cartier-Bresson et vous, y-a-t-il un photographe ou des photographes qui vous ont marqué ou influencé ?

Oui, forcément influencé, j’étais toujours émerveillé par ces deux photographes que vous avez cités. D’autres aussi, mais pour moi qui était dans le reportage, c’est clair que Cartier-Bresson et Doisneau, je pense que pour les deux, les photos étaient parfois arrangées parce qu’on voit une situation et si on n’est pas là exactement où il faut pour presser le bouton… Cela m’est arrivé aussi, on demande aux gens, j’ai recréé la situation, mais il ne faut pas que cela se voie, cela doit rester naturel….

Peut-on dire alors qu’il y a triche ?

Non, pour moi ce n’est pas tricher non, seule l’image finale compte…

On prend l’exemple du World Press Photo de l’année dernière où il y eut un scandale avec un photographe qui avait arrangé sa photo, l’éthique du WPP est qu’aucune préparation ne doit être faite quant au traitement du sujet et ce photographe avait semble-t-il, tout mis en scène.

Oui, mais attention la fameuse photo de Robert Capa avec le soldat et son fusil où il est en train de tomber en arrière, certains disent aussi que cette photo a été arrangée Je ne sais pas, on dit beaucoup de choses. Moi je pense que l’essentiel est qu’une photo qui nous émeut est la bonne photo. Alors si on est un peu pour rêver à ce que la photo doit être comme elle doit être, alors on ne triche pas. Par exemple, le photographe de guerre fournit généralement beaucoup de photos, mais si un photographe organise une photo avec quelqu’un de mourant, ça, c’est moche. Il y a certainement des situations ou le photographe doit laisser son appareil, s’il peut aider. S’il ne peut pas, je serais probablement d’accord de faire la photo, car malheureusement, c’est l’humanité, c’est notre histoire… Une ancienne amie était contre l’idée même de faire des photos de guerre, mais moi je trouve que cela est très important. Par contre les photos doivent rester correctes et décentes. 

Vous avez travaillé en argentique tout au long de votre carrière, que pensez-vous de la photographie numérique ?

Que du bien ! J’ai eu la chance de m’arrêter avec la fin de l’argentique, je n’ai pas eu à me former professionnellement de nouveau. J’ai pu continuer jusqu’à la fin en argentique même si j’étais drôlement intéressé par le numérique. Je n’ai pas voulu investir, car par la suite, à la retraite, je n’aurais pas pu amortir cet investissement, c’est sans fin, c’est tout le temps et aussi l’ordinateur qui doit suivre. Le numérique tout au début, ce n’était pas ça, d’ailleurs je me souviens le premier numérique que j’ai acheté, c’était 5 millions de pixels et je l’ai acheté suite à une lecture dans un magazine photo où ils expliquaient que 5 millions de pixels suffisaient pour une qualité d’impression pleine page pour un magazine. Mais aujourd’hui, 5 millions de pixels, on en rigole…

Vous imaginez une carrière faite au numérique ? Imaginez que le numérique ait débarqué dans les années 60…

Oui tout à fait, cela m’aurait facilité la vie parce qu’il a fallu produire beaucoup de reportages. En 1964, quand j’ai commencé, il y avait des manifestations de l’Expo de 1964 dans la rue alors à l’époque avec le noir/blanc ou le diapo, la mesure d’exposition de l’image n’était pas toujours fidèle, elle est parfois sous-exposée ou surexposée tandis qu’avec le numérique, c’est fantastique parce qu’on peut récupérer facilement sur l’ordinateur. À l’époque, c’était une chose que je détestais, c’était du noir et blanc, mais ensuite ils voulaient des reportages parallèles en diapositives couleur. Le négatif était plus facile, mais la diapositive nécessite toujours une exposition très correcte, et travailler dans le reportage comme ça, c’était assez compliqué, c’est pour cela que je préférais faire des choses statiques, avoir le temps de faire un demi diaph au-dessus et un demi diaph en dessous même si ce n’est pas une façon de travailler si on veut être spontané, c’est pour cela que je trouve le numérique extraordinaire.

Qu’avez-vous à l’heure actuelle comme appareil numérique ?

Un Panasonic LUMIX TZ60, –  je le porte dans un petit sac en cuire sur la ceinture, comme ça je l’ai toujours à la main. Et je ne risque pas de l’oublier quelque part.

C’est une discussion que nous avions eu ensemble où vous souhaitiez que je vous montre deux, trois petites choses sur votre appareil numérique, mais comme je vous avais répondu et je me souviens m’être trouvé très con à ce moment-là, c’est à vous de m’apprendre la photo, moi je n’ai strictement rien à vous apprendre, le numérique garde les mêmes bases que l’argentique, on a la vitesse, l’ouverture et en plus la sensibilité avec laquelle nous pouvons jouer plus facilement, mais au final, vous avez largement l’expérience pour jouer avec ce type d’appareil.

Oui, mais je ne sais pas si j’avais déjà dit cela, mais avec ce petit appareil, avec toute chose il faut faire des compromis, cet appareil va bien si je pars à l’autre bout du monde pour les souvenirs pas professionnels. S‘il y a peu de lumière – en plus je refuse le flash -, alors soit j’ai une photo floue ou soit la personne bouge légèrement ou moi-même, alors j’ai la peine… J’étais plusieurs fois avec un ami, – il est amateur, mais il a du «vrai» matériel et il a des photos superbes, il fait toc toc toc et c’est net, et moi je dois faire tout pour ne pas bouger. Ça, c’est con, mais je ne veux pas changer à cause du poids, et pour tout dire, j’ai eu une hernie discale parce que j’ai trop longtemps porté ces sacs pleins de matériels et parfois, on fait des mouvements trop rapides et c’est le dos qui souffre. J’ai essayé de réduire à un minimum le poids et maintenant je ne veux plus – même si je suis d’accord que je ne peux pas faire ce que je voudrais dans certaines situations. Mais tant pis pour ces quelques circonstances. Et je ne veux plus investir au vu du temps qu’il me reste…

Quelle est votre vision de la photographie actuelle et des photographes actuels ? Qu’est-ce qui vous plaît ? Qu’est-ce qui vous plaît un peu moins ?

Je trouve qu’avec la photo, on peut tout faire créativement parlant, c’est absolument extraordinaire, ce qu’on peut faire. Mais beaucoup de choses me touchent moins. Pour moi, cela reste le reportage, c’est comme aussi la musique, je suis aussi resté bloqué sur le jazz de La Nouvelle Orléans, certains jazz modernes, le folklore, la musique classique. Souvent quand je vois des expositions photo, cela me passe au-dessus de la tête, cela ne me dit rien même si j’admire ce que l’on peut faire, ça, c’est autre chose. Je suis peut-être un vieux grincheux, pour moi c’est vraiment le reportage qui m’importe.

C’est comme quand on a découvert les photos de Viviane Meier, pour moi ses photos sont sublimes et absolument extraordinaires. Mais quelqu’un qui fait des choses artificielles même avec une grande technique, cela ne m’attire pas. Comme la vidéo, cela ne me dit rien…

Encore, pour moi c’est le reportage…

Alors justement, quels conseils vous donneriez à un jeune photographe reporter ?

Je ne sais pas si je peux donner des conseils. Est-ce que je vous ai raconté quand j’ai fini l’école en 1963, qu’il existait un magazine qui s’appelait Camara, – magazine très renommé et je suis allé à Paris parlé avec le rédacteur en chef, M. Martinez. Il regardait mes photos que je lui ai montrées avec grand intérêt et il m’a dit : «malgré le fait que j’aime beaucoup vos photos, je vous conseille de continuer à faire vos photos, mais pas professionnellement parce que c’est trop dur» et a l’époque, c’était, il est vrai assez difficile pour un jeune, mais à l’âge de cet homme, j’aurais dis la même chose, car si vous devez faire vivre votre famille entre autres….

À l’époque, il existait beaucoup d’hebdomadaires/magazines pour le reportage et on pouvait faire 6-8 pages de reportage sur un sujet intéressant. Mais maintenant faire des photos « people » pour savoir comment est la maison de telle ou telle actrice ou personne publique, je ne veux pas perdre mon temps à faire ce type de photos.

Je suis content d’avoir vécu mon époque pour faire ce qui m’intéressait, en l’occurrence le reportage. Un jeune photographe doit suivre ses envies même si c’est difficile. Si on veut, on fonce et on peut y arriver. Mais pour le reportage humaniste sur un pays, sa culture et sa population, je ne sais pas si on peut vivre avec cela, sauf faire son chemin en tant qu’artiste, sortir des livres, exposer dans des galeries. Mais avec la presse, je ne voudrai plus, car tout le monde fait des photos aujourd’hui, les gens autour de nous qui font plein de photos avec leur smartphone et qui font des photos encore plus nettes que moi.

Avez-vous des regrets photographiques sur votre carrière ?

Non absolument pas, je suis content de ce que j’ai pu faire, je referais encore la même chose si je pouvais. Non je n’ai absolument pas de regrets, cet exemple avec l’arc-en-ciel, c’était hors contexte, c’était spécial pour moi, je m’en suis voulu de ne pas avoir réagi, mais non je n’ai pas de regrets, je suis plein de reconnaissance par rapport à ce que j’ai pu faire, c’était très riche, peut être pas en argent, mais ce que cela m’a donné intérieurement, humainement, et j’ai tout de même bien vécu, – survécu (rires d’Erling).

Vos envies et coups de cœur du moment ? 

Rien du tout, car je suis très content, je suis très relax avec la photographie, mon amie a besoin de moi, ma famille a besoin de moi, je vis la moitié de l’année dans la Drôme en France et cela n’a plus grande importance que je fasse de la photo professionnelle, mais je fais des photos de ce que je vois sur mon chemin, des gens autour de moi, mes petits enfants.

Peut-on dire que vous avez eu la chance de faire la carrière que vous avez eue donc vous êtes reconnaissant, vous l’avez dit, vous ne vous accrochez pas comme certains artistes ?

Je ne m’attache pas à cela, je m’en fous complètement, cela ne m’intéresse pas et je pense pour cela que j’ai eu de la chance et maintenant, je ne peux pas, je ne veux pas me stresser pour des choses qui n’a pas de valeur pour moi. Encore une fois, on a la chance, notre génération, malgré que nous ayons connu la guerre, d’avoir pu faire ce que l’on fait. Je pense que la situation dans le monde aujourd’hui est d’une brutalité innommable… Je citerai Desproges qui disait, « plus je connais l’homme, plus j’aime mon chien ». Notre société est souvent infecte, mais heureusement, il y a encore des gens bien – comme nous … (rires…)

Découvrez tous ses portraits sur Wikimedia Commons : https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Photographs_by_Erling_Mandelmann

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